Cette intuition impérative ne nous a pas quitté depuis la sortie de la visite de l’exposition qui portait ce titre à Londres en octobre dernier jusqu’à la publication de ce livret qui accompagne la version exposée à Lux° aujourd’hui. L’idée d’accueillir à Valence ce projet itinérant, suggérée par Grégory Ambos 1, imposait d’en donner les clés. Le simple parcours des projets présentés, même soumis à un examen attentif et investi fut plutôt déconcertant. La multiplicité des formes convoquées, l’identification des auteurs retardée par l’absence de cartels didactiques, le nombre élevé de ses participants, la portée spéculative du propos, un titre intriguant, un sous-titre ambitieux : tout semblait opérer dans le sens d’un brouillage et pour le moins induire une certaine perplexité. Par contraste, la lecture passionnante du catalogue qui a suivi cette visite nous l’a confirmé : la rigueur de l’articulation et la portée théorique de l’argument passe par le recours au langage. Il faut donc lire autant que voir pour saisir les enjeux de ce projet qui vise à ouvrir notre conception du design graphique, en particulier pour en saisir sa dimension critique.
“Ouvrir notre conception du design graphique”… une stimulante invitation ; stimulante et fondée sur un implicite. Derrière ces quelques mots, il y a le constat d’un déficit ; un constat lui-même implicitement critique.
Il est difficile de dire que la dimension critique soit absente de l’histoire du graphisme français. Disons alors qu’elle s’inscrivait dans un cadre de pensée stable, sûr de lui, convaincu de sa pérennité. Mais la densité symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989 a entériné sa désactivation amorcée bien avant ; une désactivation radicalisée par le passage d’une logique économique industrielle vers une logique économique des connaissances indissociable de la généralisation des technologies de l’information.
Alors, qu’en est-il, aujourd’hui ?
« Le temps des structures cède face aux temps des événements. » nous dit l’anthropologue. 2
Et à ce temps des événéments répond une fragmentation de la pensée, des positionnements et, notamment en France, des partis pris graphiques.
Pourquoi pas ?
Mais…
Notons que cette exposition réunit majoritairement des designers graphiques néerlandais, anglais et américains. Ils viennent de pays où le design graphique est intégré dans la culture. On le sait si bien que le dire est une banalité.
Cependant, il faut insister : cette intégration signifie aussi qu’ils se sont dotés d’une culture théorique et critique susceptible, aujourd’hui d’aller plus loin que le simple constat de la fragmentation de la pensée et des positionnements de designers.
C’est ce que cristallise cette exposition qui nous rappelle la fragilité théorique et critique de la culture du design en France. Au-delà de simples spéculations, dans cette exposition, il est question de “projet”. Plus précisement de “projections” qui se tentent dans l’interaction des pratiques et de la réflexion.
Il n’est pas déplacé d’être critique avec cette exposition intitulée « Les formes de l’enquête », produite par l’École d’architecture AA 3 et dont Zak Kyes est le commissaire. Elle ne livre pas un message univoque, clair et immédiat. Elle ne va pas de soi, mais paradoxe, c’est là précisément son intérêt. Elle impose un travail de compréhension qui engage en lui-même une recherche active, qui suppose une conscience réflexive. La critique n’est jamais à l’abri des outils qu’elle convoque. Il faut tout d’abord accepter d’être perdu avant d’en être nourri. Le trajet parcouru en est l’enjeu.
Tout d’abord, il nous faut commencer par régler une question de traduction. La traduction littérale du titre n’a pas été retenue, elle égare encore davantage. Pourquoi, comment s’intéresser aux formes d’une investigation ? Par contre, le sous-titre proposé par Brett Steele, directeur de AA, dans sa présentation nous a semblé direct et fort utile : il s’agit dans cette exposition de l’architecture vue par des designers graphiques 4. Le point d’origine est clairement situé dans le camp des designers, son objet concerne notre habitat et nos lieux de vie. Choisir d’assumer ce propos, après Zak Kyes, nous oblige à le replacer dans notre culture, c’est à dire en l’occurence à relier les sensations et impressions des travaux présentés avec nos propres perceptions et savoirs nés de la ville et de l’architecture. Mais avant ce terme final qui en serait comme l’appropriation complète, un détour nous est proposé. Ce détour confie la médiation aux designers eux-mêmes, à travers leurs propres expériences et réflexions, sous forme d’enquête, accessible grâce aux documents textuels présentés dans l’exposition et valorisés dans l’édition.
Empruntant leurs pas, il faut en lire attentivement les propos, en comprendre les intentions, situer les contextes, en repérer les acteurs. Lire encore. « L’acte de lire, (auquel se ramène toute vraie pensée critique) implique la coïncidence de deux consciences : celle du lecteur et celle d’un auteur » nous suggère Georges Poulet en introduction de son étude sur la critique littéraire 5. Ainsi, même à la frange de la littérature (où sont ses marges ?), il n’est pas secondaire que l’écriture soit au cœur de ces éditions portées par les designers. Et que le texte l’emporte. Adoptant la critique et l’écriture, les designers se font auteurs.
“Les designers se font auteurs”… alors le parcours de cette expo est celle d’un réseau de lectures de notre monde par les designers. Et la réunion de toutes ces lectures offre un potentiel d’utopies.
Utopies : chimères ? leurres ? Dans notre hexagone, cette assimilation semble aujourd’hui largement acceptée sous le couvert théorique de la postmodernité.
Mais nous pouvons aussi penser les utopies comme autant d’investigations de possibles. Le pire qui puisse arriver, en particulier à des designers et plus largement à la majorité d’entre nous, est-ce d’imaginer autre chose ou d’accepter le présent comme une fatalité favorisant alors tous les cynismes, les opportunismes. Le piège n’est-il pas d’accepter de penser que plus rien d’autre n’est possible que l’acceptation de la violence d’un présent avec laquelle chacun se débrouillerait comme il peut ?
Les utopies sont des récits qui détiennent une part de fiction. Ici, elle nourrit et se nourrit du positionnement critique des designers à l’égard, en particulier, de la culture visuelle mondialisée et du formatage esthétique qu’elle produit. Et la lecture des textes nous fait comprendre que ces utopies –ces projections- se forgent dans l’intersection des commentaires des travaux réalisés et des récits suscités par l’enquête ; des rêves ou des projections théoriques dans lesquels ces designers intègrent leur réflexion sur des architectures qu’ils ont sélectionnées eux-mêmes.
Dans ce potentiel d’utopies, se niche aussi un rapport à l’histoire : un rapport critique défini à partir de nos questions actuelles mais qui, cependant, n’implique pas l’abandon des expériences des précurseurs des années 1920-30.
Plus précisément, ce qui différencie fondamentalement les utopies élaborées aujourd’hui de celles structurant ces années là, est qu’elles ne se constituent plus comme la fin de l’histoire –magnifiée, sublimée. Ce qu’elles nous proposent, ce sont des échappées vers un inconnu qui elles-mêmes échappent alors à ce qui est affirmé aujourd’hui comme une fatalité, une fin –celle des utopies. Ce n’est plus une utopie qui tend vers une fin mais des utopies qui proposent des possibles, à construire collectivement ; des utopies dont le seul cadre stable serait la conscience récente de l’extrême fragilité de notre monde
Paradoxe fécond, réflexivité assumée, qu’ajouter à ces deux figures pour définir une critique effective ? L’interrogation initiale, sans doute, qui conditionne l’envie de quitter les formes attendues. Et encore la passion du processus pour éviter les réponse figées et conclusives. La critique est mouvement plus que réponse. À partir de ces quelques critères un faisceau d’indices converge pour définir une méthode. Pas de celles qui anticipent, planifient, rassurent, mais selon la formule de Jean Starobinski, engagé à préciser dans le champ littéraire la relation critique active, plutôt de celles qui s’écrivent en guise de conclusion :
« Bien des fois, l’historien, le critique, le philosophe lui-même n’accèdent à la pleine conscience de leur méthode qu’en se retournant vers la trace de leur cheminement. La préface méthodologique est souvent écrite en dernier lieu 6. »
Anti-méthode suggère Zak Kyes en introduction. Quelle meilleure définition que celle-ci ? Une méthode quand même (il faut faire preuve de rigueur dans l’aventure), mais une méthode accordée au parcours accompli. Méthode rétrospective, en quelque sorte. Une méthode comme un souvenir, pour servir le doute et l’inquiétude où s’originent une prochaine recherche. En ce sens la pratique critique est le signe et le moteur d’une dynamique.
… “une méthode quand même”… oui, car une anti-méthode n’est pas synonyme d’absence, de “non-méthode”. Elaborer des récits qui n’aspirent plus à une fin annoncée mais à se constituer comme des possibles échappées, induit effectivement la désactivation de la croyance en une méthode qui pré-existerait à toute réflexion, à toute réalisation. En revanche, ces récits soutendent des méthodes qui alors, s’élaborent à l’intérieur du processus de recherche, en dehors d’un cadre institué d’avance. A une méthode indispensable à la mise en œuvre d’un Projet universel, se substituent des projets comme autant de réponses critiques au processus de formatage esthétique induite par la mondialisation. A la lecture des textes conjuguée à l’observation des travaux exposés, il semble qu’un fil relie toutes ces méthodes et tous ces projets, et qui serait la seule forme de certitude affirmée : celle de leur responsabilité politique et esthétique en tant qu’individu et en tant que designer.
Conscience critique, relation critique, le moment critique est aussi celui du partage et du commun. Il n’est pas seulement celui de la crise qu’évoque son étymologie, mais aussi l’énoncé d’un jugement exprimé à propos d’un objet ou d’un fait culturel, afin qu’il devienne « un bien partagé par une communauté qu’il encourage à exister 7.» Communauté de goût, sans doute, si l’on en juge par la critique d’art, mais plus largement, forme critique de la pensée libre où s’exprime avant tout l’incertitude et le doute. La dimension critique du design graphique ici proposée est indissociable de sa transmission et de son enseignement. Dans l’importance apportée aux biographies des participants de cette manifestation, l’accent porté sur leurs lieux de formation ou d’apprentissages et les jeux de filiations qui s’y tissent n’est pas indifférent. Sur ce plan, une cartographie mobile pourrait se dire, traversant les pays mais joignant des sensibilités.
notes:
1/ Grégory Ambos a passé son DNAT à Valence, en octobre 2006. Son projet de diplôme était une anthologie de textes critiques consacrés au design graphique. Aujourd’hui, il est designer à Londres, dans l’atelier de Sara De Bondt.
2/ Georges Balandier, Civilisations et puissance, éditions de L’aube / intervention, 2004]
3/ L’école Architectural Association a produit cette manifestation itinérante.
4/ La conscience critique, Paris, Librairie José Corti, 1971, p. 9.
5/ « Architectural versus graphic space », Forms of Inquiry, Londres, AA, 2007, p. 7
6/ Jean Starobinski, « La relation critique », L’œil vivant II : la relation critique, Paris, Gallimard, 1970, réédition 2001, p. 13.
7/ Jean Starobinski, idem. , p. 37.